Victor Segalen est un grand écrivain français qui est resté longtemps méconnu. Né en 1878 et mort en 1919 à 41 ans, on retient surtout de lui ses livres sur la Chine – comme le recueil de poèmes Stèles, ou les romans René Leys et Le fils du ciel. Ces dernières décennies, il a beaucoup gagné en norotiété et en 2019 il est rentré dans la prestigieuse collection la Pléiade.
En 1902, il passe deux mois et demi à San Francisco, en route vers Tahiti où il était affecté comme médecin de marine. Il mena toute sa vie une double carrière de médecin militaire et d’auteur. Véritable touche-à-tout de génie, il eut même plusieurs autres casquettes : explorateur, archéologue, sinologue, professeur, éditeur, épistolier.
À l’époque il y avait déjà une forte présence française à San Francisco, beaucoup de Français ayant été attirés par la ruée vers l’or. Ils y avaient leur consulat, créé en 1849, leur église, Notre-Dame-des-Victoires, fondée en 1856, leur bibliothèque et même leur compagnie de pompiers !
Le premier lieu que Segalen visite à San Francisco, malgré lui, est l’hôpital français. En effet, lors de sa traversée des États-Unis en train, il attrape une fièvre typhoïde qui manque de l’emporter. C’est donc par une convalescence forcée que commence son séjour, sous la protection du consul qui vient lui rendre visite. L’hôpital s’appelait alors « La Maison de santé de la Société Française de Bienfaisance Mutuelle » – un nom bien d’époque. Aujourd’hui on peut encore voir le bâtiment du French Campus de Kaiser Permanente sur Geary Street, qui a remplacé l’ancien hôpital, mais en a conservé un élément d’architecture avec ses briques rouges.
Une fois rétabli, Segalen prend un grand plaisir à se promener dans les rues de la ville, qu’il trouve « infiniment plus sympathique que New York », comme il le rapporte dans une lettre à un de ses amis. Il aime arpenter Market Street, avec ses music-halls, cafés-concerts, salles d’opérette. Il évoque dans son journal un carrefour auquel il revient souvent et qui représente un de ses points de repère singuliers : le carrefour où Market croise Geary et Kearny, avec, au milieu du va-et-vient et du bruit de la foule, la fontaine en fonte dorée de 1875, Lotta’s fountain, que l’on peut toujours admirer aujourd’hui. Il aime prendre le cable-car de Geary Street, qui vers l’ouest « se perd dans les dunes, les rochers et les sables » (la ville était moins étendue).
Une de ses promenades le mène à Point Lobos, où il décrit l’attraction touristique, déjà, des rochers couverts de phoques, Seal Rocks. Il évoque aussi le tramway qui à cette époque longeait la corniche, à un mètre de la falaise, et permettait de rejoindre l’entrée de la baie, la Golden Gate – un peu plus de trente ans avant la construction du célèbre pont. Il va aussi voir le plus vieux monument de la ville, l’église de Mission Dolores qui à l’époque n’a « que cent et quelques années » (bâtie en 1778) et qui pour l’auteur contraste avec toutes les maisons en bois peint nouvellement construites.
Un autre lieu clé, qui marque fortement Segalen lors de son séjour à San Francisco, est le quartier de Chinatown. C’était déjà à l’époque un des plus grands quartiers chinois des États-Unis. Il y flâne longuement lors de sa convalescence, arpente les marchés, les bazars, les échoppes, achète du matériel de calligraphie. Certains y ont vu un signe annonciateur de sa passion future pour la Chine. Mais c’est surtout un théâtre chinois qui va lui laisser l’impression la plus durable. Sur plusieurs pages de son journal, il relate un spectacle auquel il assiste, avec des acteurs fardés, aux costumes bariolés, dans une cacophonie de gongs et de cymbales. Il ne comprend pas grand-chose à la pièce qui le laisse complètement décontenancé. Un véritable choc d’exotisme qui le déstabilise et le fascine à la fois. Aujourd’hui on peut toujours voir le dernier théâtre chinois de la ville : le Great Star Theater, sur Jackson Street. Sa construction est postérieure, mais on peut se plaire à imaginer l’écrivain en sortant, encore tout éberlué.
Dans une lettre à un de ses amis, Segalen appelle San Francisco le « répertoire cosmopolite du Grand Océan ». Toute sa vie il sera attiré par la diversité des cultures, et dans cette ville il y goûte pour la première fois. L’expérience du théâtre chinois de San Francisco sera un de ses premiers « chocs du divers », qui va durablement le marquer et influencer le reste de son œuvre.
Par Guillaume de Pracomtal, auteur de « L’appel du Divers, sur les traces de Victor Segalen à San Francisco », Phœnix, cahiers littéraires internationaux, Marseille, 2021
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