Nicolas Blanc, ancien danseur étoile du SF Ballet et actuellement chorégraphe au Joffrey Ballet de Chicago, revient à San Francisco avec Gateway to the Sun, son nouveau ballet créé sur un concerto pour violoncelle et orchestre d’Anna Clyne intitulé DANCE.
« La danse est une libération, la danse est un sentiment d’apaisement, de réconfort pour un être humain » a déclaré Nicolas Blanc, qui modélise les cinq mouvements d’après les cinq vers du poète persan du XIIIe siècle Rumi dont Clyne s’est inspirée pour sa partition :
Dance, when you’re broken open.
Dance, if you’ve torn the bandage off.
Dance in the middle of the fighting.
Dance in your blood.
Dance, when you’re perfectly free.
—Rumi
Vous allez présenter une nouvelle chorégraphie “ Gateway to the Sun” dans le cadre du Festival Next@90?
Oui, c’est une création basée sur un concerto pour violoncelle d’Anna Clyne en cinq mouvements, d’après un poème de Rumi écrit au 13e siècle qui se compose de cinq éléments : la douleur, l’angoisse, le combat, le sang et la liberté.
Le violoncelle exprime bien les émotions contrastées. La poésie a l’art de condenser des choses contradictoires. Comment exprimer à travers la danse la dualité de la douleur et de la liberté qui est un peu la réalité quotidienne du danseur, voire même de chaque individu, puisque nous sommes constamment divisés ? Comment passe-t-on d’un état à l’autre sur scène ? Quelle en est la narration ?
Je suis un chorégraphe plutôt “néo-classique” : je conserve les codes traditionnels, les pointes, etc mais je les reconvertis en version contemporaine. Pour créer une nouvelle pièce, je travaille toujours en collaboration avec les danseurs, le scénographe, la costumière Catherine Schnabel Ici, j’ai souhaité une architecture de répétitions, comme l’est le poème de Rumi. Le décor est une image de sables, de dunes, dans lesquels les danseurs glissent. Nous avons imaginé de détourner les chemises en les nouant à la ceinture, ce qui crée des sortes de vestes originales contemporaines, plus abstraites, qui bougent avec les déplacements des danseurs.
Il y a beaucoup de mouvements sinueux, de rondeurs, de ports de bras, mais également des rebondissements, moins harmonieux, qui expriment les contradictions. Les danseurs “s’arrachent” le cœur par exemple, par un effet de boomerang, comme pour s’en libérer. Ou ils se frottent les yeux, comme pour en essuyer le sable ou les larmes, et ouvrir la vision, dévoiler un nouveau paysage.
La musique s’emballe, est prise de folie ; cela permet au danseur de lâcher prise. L’architecture se casse. Et les mouvements d’un cycle musical se retrouvent dans un autre, à une cadence différente. Par exemple, le deuxième mouvement se répète dans le cinquième.
Le troisième mouvement raconte le combat, mais c’est une musique plus lyrique, peu spectaculaire, presque silencieuse et triste. La danse y raconte la mélancolie, l’absence.
Le quatrième mouvement qui s’intitule “sang” est une marche militaire composée de femmes uniquement. Elle m’a été inspirée par le changement de la loi sur l’avortement aux USA.
Quel est l’état des lieux de la danse contemporaine ? L’instantané est à la mode, la performance aussi, mais qu’en est-il du mouvement ? Comment utiliser le temps ? Et la narration ? Comment le ballet peut-il encore évoluer ?
Oui, en effet, l’idée est bien de créer pas seulement pour l’effet que cela induit mais pour donner du sens. Comment générer du mouvement avec presque rien? C’est la danse elle-même qui doit évoquer les choses. L’équilibre du set, les lumières, les costumes, sont là pour souligner mais ne doivent pas être centraux. La capacité à transmettre est toujours en danger potentiel : le pire serait que le public ne puisse plus imaginer ce qu’il voit. Nous avons besoin d’artistes complets qui se posent les bonnes questions. Ils doivent être performants mais aussi pouvoir mener les transitions, conduire la narration et amener le public vers des choses inconnues.
Comment passe-t-on de danseur à chorégraphe? Est-ce un travail qui s’impose dès le début d’une carrière de danseur ? Est-il difficile d’imposer de la nouveauté dans un répertoire déjà très étoffé ?
J’ai toujours voulu être chorégraphe. En tant qu’étudiant, j’ai déjà eu la chance de créer, puis plus tard en tant que danseur, avec Helgi Tomasson. A 32 ans, j’ai dû mettre fin à ma carrière de danseur à temps plein parce que j’étais sans cesse blessé, mais j’avais cette autre carte à jouer.
La pandémie a provoqué un nouveau démarrage. Toute cette improvisation en zoom dans des espaces de quelques mètres carré a eu une incidence certaine. La recherche de chorégraphies plus émotionnelles. Cela a résonné comme un appel d’air.
En tant que chorégraphe, on voit vraiment ce qui se passe de l’extérieur, on a une meilleure perspective, on peut imaginer une architecture. Un chorégraphe se construit à la fois avec ce qu’il a vécu en tant que danseur, directement dans le corps, et ce qu’on absorbe des autres, de l’extérieur, sa vision. Avec Pascal Molat, on tentait déjà d’incorporer nos spécificités françaises quand nous étions danseurs au SF Ballet.
Vous êtes français, d’éducation française, mais travaillant aux USA depuis longtemps. Quelle est la spécificité du monde US ? De Joffrey par rapport à SF Ballet ?
Au 21e siècle, on ressent très fort la mondialisation, les flux, le melting pot… Tout se transmet très rapidement. Mais aux USA, le temps c’est de l’argent. On crée à couteaux tirés. Il faut une efficacité, une énergie indispensable, un peu comme un pilote de formule 1. En Europe, on a davantage le luxe du temps, on peaufine…
La plupart des compagnies ont une hiérarchie, mais ce n’est pas le cas à Joffrey. Les danseurs sont connus et choisis sur base de leur réputation ou de leur spécificité, ce qui permet davantage de liberté pour le chorégraphe. Il peut travailler sans cadre.
Merci Nicolas