On a poursuivi la Nuit des Idées avec la complicité de Dominique Nora, Directrice de la Publication de l’Obs. Elle était venue en guest star pour cet événement qui a réuni plus de 5000 personnes, une centaine d’intervenants et près de 180 artistes à la SF Public Library samedi soir.
A ceux qui ne seraient pas familiers avec la Nuit des Idées, c’est une initiative mondiale de l’Institut Français qui chaque année, propose à tous, intellectuels, chercheurs et citoyens de réfléchir et de débattre autour d’un thème commun.
Cette année le thème « Etre Vivant » invitait à échanger autour des questionnements que soulèvent les mutations technologiques et l’avènement de l’intelligence artificielle en particulier.
La Nuit des Idées passée, Dominique Nora a pris le temps de répondre à nos questions car nous voulions en savoir plus. Voici un résumé de notre conversation pour les lecteurs de MerciSF.com.
Dominique Nora, pourquoi avez-vous choisi de participer à cette Nuit des Idées ?
Quand que je suis arrivée à la direction de la rédaction de l’Obs, j’ai voulu moderniser la ligne éditoriale avec des sujets qui m’ont toujours passionnée comme la transition numérique, les GAFAs, les biotechs, l’évolution de la médecine… pour donner un côté prospectif au magazine.
Il y a plus d’un an, j’ai inauguré l’initiative « Notre Vie en 2049 » qui consiste en une exploration de notre vie quotidienne dans 30 ans : transports, culture, consommation, habitat autant de thématiques qui donnent lieu à des articles, des dossiers ou encore à de l’événementiel à Paris et en province en prenant le point de vue de futurologues, de scientifiques, d’entrepreneurs, de philosophes pour tenter d’y répondre.
Assez vite, l’idée de faire un numéro spécial « Notre Vie en 2049 » qui rassemblerait une partie de ces travaux, a germé. Quand une amie vivant à San Francisco est venue me parler de la Nuit des Idées, de son format et du fait que cela allait avoir lieu le 1er février, la convergence m’est apparue assez naturellement ; notre date de parution était programmée pour le 30 janvier 2020.
La Nuit des idées se déroule simultanément sur les 5 continents. Pourquoi avoir choisi San Francisco ?
C’est San Francisco qui m’a choisie ! Il faut dire que j’ai vécu ici pendant la campagne électorale d’Obama comme correspondante de l’Obs et que j’adore cette ville. Je ne suis pas allée chercher ailleurs…
Le consulat de France à San Francisco qui gère l’événement m’a demandé de lui proposer un programme et c’est comme cela qu’est née l’idée de faire une intervention globale autour de « 2049 » suivie de deux panels avec pour thème la Médecine du Futur et l’AI.
Ce sont à mon avis, les deux sujets les plus avant-gardistes car c’est là où l’impact sur la société va poser des questions éthiques fortes.
La vie augmentée, l’eugénisme ou le travail sur les gamètes peuvent changer les lignées de l’espèce humaine… Même chose pour l’intelligence artificielle.
Dans votre intervention de samedi soir, vous avez parlé de la globalisation comme d’un « problème » contrairement aux autres sujets pour lesquels vous semblez plus optimiste. Vous avez cité la COP 21 comme un « demi-succès ». Avez-vous un autre exemple où la globalisation présente un « problème » ?
La montée des populismes n’est pas étrangère à une globalisation mal maîtrisée où l’on sent à la fois une accélération technologique, une hyper financiarisation et le fait que des grandes entreprises de type Google, Facebook, ou Amazon imposent des valeurs culturelles qui sont les leurs, forgées aux Etats-Unis mais qui ne correspondent pas aux valeurs européennes. On le voit sur la fiscalité, le traitement des données, la prédation concurrentielle qu’ils font en Europe.
J’ai l’impression que cette mondialisation a eu des bons côtés, elle a permis à beaucoup de pays de se développer, une croissance de la richesse, des progrès qui sont indubitables mais je pense que l’on a atteint un stade où il faut faire une pause.
Maintenant, cette espèce de compétition acharnée, cette recherche du profit à tout prix fait qu’il y a beaucoup de gens laissés pour compte. Il y a un malaise à la fois identitaire et des inquiétudes économiques qui sont vraiment palpables. Je pense que pour contrer cela, il faut que sur chaque continent, on se pose la question de savoir quelles sont nos valeurs ; et comment on en discute avec les autres.
Cette globalisation est bénéfique mais il faut l’aménager.
Quand on parle de différence de valeurs entre la France et les Etats-Unis, voyez-vous une différence en 10 ans ?
Je pense que la France est vraiment à deux vitesses avec une jeune génération de gens urbains, éduqués, qui se sont rapprochés des points de vue américains, qui sont dans le mouvement des start-ups… des sortes de voyageurs du monde. Et en parallèle, il y a une crispation des gens qui n’ont pas accès à tout cela et qui s’expriment parfois de manière violente quand on ne les écoute pas assez.
Aux Etats-Unis, on voit un peu le même phénomène ; les électeurs de Trump sont les gilets jaunes américains.
C’est difficile d’opposer la France et les Etats-Unis, car je pense qu’à l’intérieur de chaque pays, il y a ce fossé qui s’est creusé.
En France on a un problème d’élites qui n’ont pas assez fait attention au fait que l’ascenseur social était en train de se détraquer complètement.
Il y a pourtant des pays d’Europe qui ont beaucoup mieux réussi qu’elle sur ce sujet précis. J’ai eu l’opportunité de parler avec la Ministre de l’Education Suisse récemment ; elle me disait que presque tous les grands patrons suisses sont passés par l’apprentissage. Il y a davantage de perméabilité entre les classes sociales. C’est plus fluide, et ce sont à mon avis, des questions cruciales pour préserver la démocratie à terme.
Comment voit-on les territoires ruraux dans « Notre vie en 2049 » ?
On a commencé à travailler le thème de l’agriculture et on pense que pour l’instant il faut refaire un lien avec les métropoles et les territoires alentours avec plus de proximité.
Il y a l’exemple de Liège (à lire sur notre site) qui a réinventé son approvisionnement agricole dans la proximité. Mais on reparlera de l’agriculture car notre démarche de prospective n’est pas terminée. Elle se poursuit en 2020.
L’un des panels de la Nuit des Idées abordait le thème de la médecine du futur. Vous voulez nous en dire quelques mots ?
Je pense qu’il y a un gros contraste entre l’approche européenne de la médecine et l’approche transhumaniste que l’on voit ici. Il ne faut pas généraliser à toute la Silicon Valley, mais ici on a une approche d’ingénieur vis-à-vis de l’humain. On va chercher à comprendre le corps humain comme on comprendrait le fonctionnement d’une machine, on veut pouvoir remplacer les organes comme des pièces détachées ou booster le cerveau comme un disque dur… A l’opposé, en France on est beaucoup plus dans la complexité, car on sait finalement très peu de chose sur l’humain. La médecine est très avancée, elle cherche à améliorer les choses, à réparer mais pas à atteindre l’immortalité ou la singularité.
De toute façon, aux Etats-Unis, on aime bien se lancer des défis fous. Pour moi, c’est profondément l’essence de la Silicon Valley ce fait de vouloir repousser les nouvelles frontières, de se lancer des défis impossibles qui amènent à se dépasser. Cela permet de découvrir des choses que l’on ne trouverait pas si on ne rêvait pas de cette manière.
C’est assez séduisant mais cela amène aussi à des extrêmes, et le problème est de ne pas tuer l’innovation tout en régulant la tech et l’emprise des grandes entreprises.
Ce rêve fait le succès de la Silicon Valley même si on sent désormais un certain retour de balancier.
Vous avez rencontré des entrepreneurs américains depuis que vous êtes là ?
J’ai rencontré Dara Khosrowshahi, le CEO d’Uber lundi… On a parlé sécurité dans les voitures, statuts des chauffeurs… Le papier sera en ligne très bientôt sur le site de l’Obs.
Parlez-nous des changements que vous avez apportés à l’Obs depuis que vous en avez pris la direction :
Depuis mon arrivée il y a deux ans, j’ai restructuré toute la rédaction, combiné les rédactions print et web, tout le monde travaille sur les deux médias, dans toutes les temporalités… Plus d’apartheid entre les « jeunes » du web et les « vieux » du print.
On publie deux fois plus d’articles en ligne que dans l’hebdo papier qui reste néanmoins un des médias les plus lus en France avec 160,000 abonnés. Le numérique lui comptent 45,000 abonnés au total et décolle bien.
Vous avez vécu à San Francisco entre 2007 et 2009. Est-ce que vous voyez de grands changements depuis que vous êtes arrivée, il y a quelques jours ?
J’ai trouvé le centre-ville très changé, avec beaucoup plus de sans-abris.
Pour finir sur une note légère, pouvez-vous nous indiquer le nom de trois endroits, restaurants ou de balades préférées dans San Francisco et sa région ?
Lafayette Park en haut de Gough car on voit la mer, Bolinas toujours aussi hippie, le Zoo de San Francisco car j’y allais avec mes enfants, et l’Exploratorium quand il était encore au Palace of Fine Arts.
Merci Dominique Nora